Le lieu où tout se croise de Jean-Claude Dunyach

A tout seigneur, tout honneur Jean-Claude Dunyach est le premier de nos keupins/keupines auteur(e)s que j’ai sollicité pour ces nouvelles/kdôs. Comme le grand homme ne m’a pas envoyée sur les roses mais a souscrit au projet avec enthousiasme en nous proposant, qui plus est, de nous mitonner un ebook à télécharger gratos à l’issue de la publication de toutes les nouvelles sur le blog de Bédéciné je déroule pour lui en premier le tapis rouge sur lequel tous nos amis auteurs participants sont conviés.

JCD photo Natacha Vas-Deyres
Photo Natacha Vas-Deyres
Comme le Professeur Rollin, Jean-Claude Dunyach  a toujours quelque-chose à dire…

JCD photo Jean-Emmanuel Aubert
Parfois, vraiment pas souvent, il lui arrive de garder la bouche fermée (merci Jean-Emmanuel Aubert d’avoir su capturer cet instant rare).
En fait je me révèle là fort taquine parce que notre Jicé Dunyachoupinet ravit toujours son auditoire par son intelligence, sa culture et son humour. Et puis quand il vous aime ou apprécie ce que vous faîtes je ne vous raconte pas comment vous bichez comme un pou… Personnellement, je n’aimerais pas le décevoir tant il peut déployer de mordant et de cinglant, toujours avec humour, pour vous rétamer proprement.

Or donc, quand Môssieur ne parcourt pas l’Europe pour ses projets de recherche à Airbus, il remballe son doctorat en mathématiques appliquées à l’utilisation des super-ordinateurs dans sa poche et tapote son clavier pour nous délecter de ses écrits.
Une centaine de nouvelles et cinq romans dont le fabuleux Etoiles mourantes co-écrit avec Ayerdhal (Prix Tour Eiffel 1999) enfin réédité ce mois-ci chez Mnémos. Il était temps ! Voilà un roman qui avait trop longtemps déserté nos rayons. Suivra courant 2015 la réédition d’Etoiles mortes (Prix Rosny Aîné 1992), toujours chez Mnémos. Magnifique (encore ! C’est lassant!) roman de sa seule plume dans lequel il initie le concept des AnimauxVilles. Comme le dit fort justement Antoine Escudier dans sa critique sur nooSFere, Etoiles mortes  « a beaucoup d’atouts dans son jeu pour convaincre les sceptiques que la science-fiction est de la véritable littérature, et non pas un « mauvais genre » !…/…Dunyach puise son inspiration à la source de l’âme et de la vie, quelle autre explication avancer pour rendre compte du petit miracle qui s’opère sous sa plume ? Ajouter qu’il est aussi ingénieur et parolier de chansons permet peut-être de mieux le situer mais si l’on vous demande qui est J.C. Dunyach, la réponse est simple : un Grand Auteur Français. »
Outre les prix sus-cités, Jean-Claude a remisé dans son escarcelle deux Grand Prix de l’Imaginaire, un Prix Ozone et trois Prix Rosny Aîné pour plusieurs de ses nouvelles dont la fabuleuse (je me répète, je sais, mais foi de Martin, il le mérite).Déchiffrer la trame. A mon avis, il ne s’en tiendra pas là.
Nos amis libraires/éditeurs de l’Atalante ont déjà publié sept recueils de ses nouvelles.

Jean-Claude utilise d’autre part ses connaissances informatiques pour les appliquer à l’écriture et il a créé un programme d’analyse stylistique sur Macintosh. Il s’intéresse tout particulièrement à l’avenir du livre numérique et contribue à de nombreux débats sur le sujet.

La biblio du Jicé sur nooSFere.
La  page perso du Jean-Claude

Merci, cher Poutouneur, pour cette magnifique nouvelle sur la croisée des chemins qui s’ouvre en une belle perspective…

Le Lieu où tout se croise

    Il existe un lieu, un carrefour, où les différents plans de la réalité s’entrecroisent. Trois personnes l’ont franchi, malgré le gardien. Le premier était un voleur, qui fuyait trop vite pour qu’on puisse l’arrêter. Là où il est, il court sans doute encore. Le deuxième était un sage, dont le regard empli de sérénité a trompé le gardien. Il a traversé le carrefour d’un pas tranquille, puis a fait demi-tour et est revenu sur ses pas.
Je suis le troisième, et ceci est mon histoire.

Le carrefour n’est pas très large, deux mètres de diamètre à peine, et n’est matérialisé par rien. Ni cercle de pierres ni barbelés. Un gardien veille sur lui, depuis les ombres, mais rares sont ceux qui s’en approchent. L’endroit ne paie pas de mine, il n’a rien de repoussant – ce qui attirerait les aventuriers – ni de particulièrement agréable. C’est juste un espace ennuyeux, au fond d’une ruelle qui s’achève en impasse. L’entrée est barrée par des poubelles que personne ne semble jamais vider. Il y a des rats (on les devine sous les sacs d’ordures puants, à demi éventrés) et quelques flaques d’eau boueuses disposées comme les cases d’une marelle.
J’ignorais qu’il était là, à l’époque. Et si je l’avais su, je ne m’en serais sans doute pas soucié.
Clem, Sadie et moi, on traîne dans les endroits où personne ne va. Sadie et Clem sont ensemble, même si de temps en temps Sadie va avec moi quand elle a besoin de recréer un semblant de normalité dans sa vie. C’est son expression, ça, un semblant de normalité. Elle en a plein la bouche, elle en est aussi fière que du tatouage rageur en travers de ses petits seins tout fripés. Puis elle se rhabille et part retrouver Clem. Je les rejoins un peu plus tard et tout le monde fait comme si rien ne s’était passé.
C’est un de ces soirs où le semblant de normalité s’est mystérieusement évaporé. Clem est bien déchiré, Sadie commence à l’être et moi je me tiens au bord, comme d’habitude. J’entends ce que les gens ressentent et il m’arrive de le partager. C’est comme ça que je sais que la drogue vous permet juste de lever les yeux vers le ciel et de voir passer des avions qui n’existent pas. Mais aucun d’eux ne se pose jamais pour vous prendre à bord et vous amener ailleurs. Jamais. Alors, pendant que Clem et Sadie planent dans leur tête et font des projets d’ivrogne pour changer le présent, je me lève et je vais me dégourdir les jambes jusqu’au fond de la ruelle. J’envisage vaguement de pisser contre l’énorme poubelle qui me barre la route, mais quand je m’appuie contre elle, elle s’écarte en grinçant. Il y a un chemin, une porte s’est ouverte.
— Il y a toujours des portes. (Le type qui venait exterminer la vermine de la ferme, quand j’avais neuf ans, parlait sans s’arrêter en balançant des granules empoisonnés sur le sol de la grange.) C’est la première chose qu’on vérifie quand on ouvre les yeux. On ouvre une porte, ou on en imagine une. C’est pas qu’on veuille aller quelque part, note bien, gamin. C’est juste qu’on ne veut pas être obligé de rester où on est. Parce que là où on est (sa grosse main poilue, comme une faux, jetait les granules mortels qui retombaient avec un doux bruit de pluie), c’est juste un point de départ, tu vois. Le truc, c’est qu’on ne part jamais, mais, tant qu’il y a une porte, on n’est pas à la fin du voyage.
J’ai hoché la tête comme une grande personne. Je n’avais pas le droit de jouer dans la grange, en principe, mais ça ne dérangeait pas l’exterminateur. Il s’est avancé entre les anciennes stalles, jusqu’à l’endroit où était remisé le tracteur, puis il a enfoncé sa casquette et vidé le reste du sac d’un coup. Les granules ont formé un tas grisâtre à ses pieds.
— L’instinct de reproduction, a-t-il grommelé. Tu ne sais pas encore ce que c’est, j’imagine. Mais c’est comme ça qu’on ouvre des portes. Toi, moi. On est tous la porte de quelqu’un. (Il a croisé mon regard interloqué, avant de balayer le tas de granules d’un coup de botte et de cracher, plus loin que tous les gens que je connaissais. J’ai applaudi.) Ça te tombera dessus à toi aussi, un jour ou l’autre.
J’y pense en avançant parmi les ombres à la consistance gélatineuse. La semaine dernière, c’était la fête d’anniversaire de ma promotion au lycée. Tous les gens que j’ai connus en uniforme de l’école en portent maintenant un autre, à base de cravates plus chères qu’ils ont choisies eux-mêmes. Quand je vois la façon dont ils ont réussi leur vie, je me dis que je devrais essayer de faire quelque chose de la mienne. Mais, les soirs comme aujourd’hui, je ne suis même pas sûr d’en avoir une.
— Tu as perdu quelque chose ?
La voix n’est pas particulièrement effrayante. Pas très amicale non plus, à dire vrai. Mais j’entends dans mon dos des bruits de baisers mouillés et le crissement inimitable d’une fermeture éclair, suivi des gloussements de Clem, alors je me dis que je vais rester encore un peu dans ce coin, les pieds dans une flaque qui imbibe sournoisement mes semelles, le nez chatouillé par des relents de vieux marc de café et de couches pour bébé usagées. Mais pour ce que je suis venu faire, c’est râpé.
— Vous êtes où ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
— Je ne veux pas vous pisser dessus.
— Repars d’où tu viens, il y a un pub au coin de Crockford Street. Le vieux Malley te laissera utiliser ses chiottes si tu demandes gentiment.
On dirait que la voix me murmure à l’oreille de tous les côtés à la fois. Elle noie les bruits de baise en provenance de l’entrée de la ruelle, elle couvre même le silence dans ma tête auquel je suis habitué.
— Il y a des portes, je dis, sans savoir très bien pourquoi.
— Oui, je sais. (La voix paraît un instant amusée.) Mais pas pour toi. Ni pour personne, en fait. Enfin, pas dans cette réalité-ci.
— Ouais. (Je bouge un peu, parce que l’eau crasseuse commence à escalader mes orteils.) Je ne suis pas doué pour les ouvrir, de toute façon.
J’enfonce ma chaussure dans une autre flaque, presque aussi profonde que la première, et je pousse un juron.
— Arrête d’éclabousser partout, connard ! J’ai mis des années à arranger ces trous pour qu’ils aient l’air naturel.
— Désolé. (Un pied en l’air, je considère la situation.) Je suis défoncé, là, non ?
— Disons que tu es au bord. À la frontière. Sur le seuil. Et moi j’attends pour savoir de quel côté je te renvoie. Tu peux reposer ton pied, au fait.
— Où ?
La lueur de la lune traverse fugitivement les nuages et fait briller les flaques. Au-dessus de ma tête, l’étroite voie du ciel est mangée par le rebord des toits.
— Si tu ne baisses pas les yeux, tu vas te cogner contre une poubelle. Et continuer à te tremper. Et te tordre la cheville.
— Je ne vais nulle part, murmuré-je.
— Tu finiras par bouger.
La pluie se met à tomber et ça fait le même bruit que les granules de poison sur la paille. Un filet d’eau qui tombe en cascadant d’une gouttière me rappelle que j’ai envie de pisser, mais c’est une envie abstraite, une de ces choses inévitables qu’on finit par faire parce qu’il y a un trou dans la trame du temps qu’il faut combler, d’une façon ou d’une autre. Je secoue ma chaussure et la repose précautionneusement un peu plus loin.
— Tu triches.
— Je ne le fais pas exprès. Vous voulez bien vous éloigner un peu ?
— J’allais te demander la même chose. Laisse-moi deviner : tu ne fais jamais rien exprès, non ?
Je sens les ombres qui m’enveloppent et me traversent. C’est presque aussi froid que l’eau qui me coule dans le cou, malgré ma capuche.
— Tu n’as ni ambition ni courage, murmure la voix. Ni véritable curiosité. Aucune arme apparente. Tu n’es même pas terminé… Supposons qu’on dise que tu t’es trompé d’endroit. Je pourrais te laisser repartir. Sauf, bien sûr (la voix paraît un instant songeuse) que tu ne vas nulle part.
— Je peux juste attendre un peu ?
— Il ne se passera rien si tu ne bouges pas.
Un instant, j’entrevois la puissance du gardien. Il s’est nourri des frustrations et des envies de tous ceux qu’il a empêché de franchir le seuil. Les poubelles, les flaques, les lézardes des murs sont les talismans d’une vie consacrée à se replier sur soi-même. Il pourrait me broyer si je lui offrais la moindre raison de le faire.
Un filet d’eau glacée ruisselle entre mes omoplates. L’obscurité n’est pas particulièrement effrayante, juste ennuyeuse. Je suis en train de m’habituer à mes pieds trempés, aux relents de vies abandonnées qui montent des poubelles. Un sentiment de familiarité m’envahit peu à peu. J’ai appris à reconnaître les marges et les frontières, ces lieux sans épaisseur où on peut se réfugier si on est suffisamment inexistant. Ce sont mes terrains de jeu.
— Tu es un enfant trouvé, m’a dit un jour ma grand-mère, quand elle a estimé que j’étais en âge de comprendre. Et de souffrir.
— Comme les enfants perdus de Peter Pan ? (Je ne savais pas lire, mais j’avais vu beaucoup de dessins animés et j’adorais répéter tout ce que j’entendais.)
— Non, ceux-là ils appartiennent à quelqu’un. Ils ne savent plus à qui, c’est tout. Toi, ma fille t’a ramassé parce que rien ne voulait sortir d’elle, mais ça ne l’a mené nulle part.
— C’est où, nulle part ?
— C’est là où tu vas te retrouver, si tu continues à faire des bêtises.
Les bons souvenirs ressemblent à du mercure. Ils luisent et paraissent solides, mais on ne peut pas les saisir. Les mauvais souvenirs, en revanche, ont des pointes comme des chardons et s’accrochent aux doigts. J’en ai tout juste assez pour meubler le temps nécessaire à la baise de Clem et Sadie.
— Tu te décides ? grogne la voix.
Le fond de la ruelle est pratiquement silencieux. Les sacs en plastique craquent doucement sous le poids de l’eau. La bruine dessine un paysage sonore de flaques et de gouttières, d’arcs-en-ciel délavés au coin de mes paupières. À présent que mes yeux se sont habitués à la pénombre, je distingue une arche d’un noir plus profond que le reste. Et une silhouette taillée dans l’étoffe même de la nuit, qui se fond en elle pour en ressortir presque aussitôt.
— Je vous vois, dis-je en m’essuyant les yeux d’un revers de manche.
— Tu as trouvé la porte.
— Non, je vous vois vous. (Je m’avancerais bien, mais le moindre pas me semble terriblement définitif.) Vous ne voulez pas vous approcher ?
— Je ne peux pas m’éloigner de la porte.
— Pourquoi ? La porte et vous, c’est la même chose, non ?
Je m’attends à ce qu’il rie. Pas à ce qu’il obéisse.
— C’est vraiment ce que tu veux ? dit-il en glissant vers moi comme du velours.
Parfois, quand Sadie est sur le point de s’endormir, elle me laisse fermer les yeux et l’envelopper de mes bras. La sensation est à la fois douce et rugueuse, lisse et froissée. Cette fois, je garde les yeux ouverts quand nous nous touchons, le gardien et moi.
C’est un combat doux-amer, que personne ne cherche à gagner. Il est tellement plus fort que moi. Tellement plus seul. J’entends les rats se rapprocher, déchirer de leurs dents l’épaisseur des ténèbres qui me protègent depuis ma naissance. La nuit elle-même se met à saigner. Quand ils atteignent ma peau, la douleur me coupe le souffle. Plus rien ne me protège. Alors je superpose au bruit des gouttes celui des granules empoisonnés de mon enfance jusqu’à ce que les rats s’éloignent et disparaissent.
Peut-être les ai-je seulement imaginés.
Mes poumons se déplient et je pousse mon premier cri d’humain.
— Il est temps que tu fasses demi-tour, murmure le gardien après un instant où même la pluie s’est tue. Sinon…
— Sinon, c’est toi qui t’en iras, dis-je. Et je prendrai ta place.

Il m’a laissé m’approcher de la porte, je n’ai pas essayé de la franchir. C’est un lieu où tout se croise, une infinité de destinations pour ceux qui ont des routes en eux, un palais des miroirs pour ceux qui ont peur d’être seuls. Pour moi, c’est juste un écho, un endroit qui me ressemble. Je ne suis pas vraiment surpris quand l’obscurité s’enroule autour de moi et se glisse dans tous mes vides. J’ai juste assez de place pour l’accueillir, elle est juste assez vaste pour me remplir.
Quand je relève la tête vers le ciel, j’ai l’impression que la pluie me traverse sans me mouiller. Le gardien n’est plus visible nulle part.
— Je pars le premier, murmure la voix, n’essaie pas de me suivre. Et méfie-toi : il y a des gens qui verront cette porte en toi et qui te désireront, pour tout un tas de raisons que tu n’aimeras pas. Apprends à te fermer.
— J’ai encore le temps pour ça, dis-je.

Lorsque je retourne à l’entrée de la ruelle, la vessie vide et le cœur débordant, Clem et Sadie sont encore emmêlés, sous le porche qui leur sert d’abri. Les mains entrelacées sous leurs vêtements, les jambes entortillées, ils ressemblent à ces ficelles soigneusement nouées qui entourent les cadeaux, celles que l’on coupe parce qu’on n’a jamais la patience de les défaire. Je les enjambe avec précaution et leur adresse un sourire désolé, parce qu’ils ont trouvé leur semblant de normalité et qu’ils ne le savent même pas.
Puis je m’éloigne, en direction du matin, sans me retourner. Chacun de nous est une porte pour quelqu’un d’autre, ou pour soi-même. Il est temps que j’apprenne à ouvrir la mienne, si je veux savoir vers où je mène.

A propos de Sylvie

Gérante de la Librairie Bédéciné

3 commentaires à propos de “Le lieu où tout se croise de Jean-Claude Dunyach”

  1. Rétroliens : Nouveaux arrivages au Rayon SF & Cie – mars III | Librairie Bédéciné

  2. Rétroliens : Rencontre/Dédicace avec Jean-Claude Dunyach vendredi 9 août

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